Récemment, lors d’un dîner à Londres, un CEO a promis que sa compagnie aérienne offrirait bientôt des vols à l’énergie électrique. Un banquier s’est enthousiasmé pour l’inclusion financière des personnes dans les pays en développement ; un dirigeant de l’industrie automobile de luxe a promis de remplacer le cuir dans les habitacles des ses voitures par un revêtement à base d’écorce d’ananas et un faux cuir fait à partir de champignons. Ils semblaient croire que ces détails allaient rendre les entreprises qu’ils dirigent plus sympathiques. Ils pensent probablement aussi qu’ils “font le bien”.
Les hommes et femmes d’affaires, comme les autres, aiment bien avoir l’impression de “faire le bien”. Jusqu’à la crise financière, et pendant environ une génération, la plupart se satisfaisaient pourtant de faire le bien simplement en “faisant bien”. Ils adhéraient à l’opinion générale que leur seul et unique devoir professionnel était de faire fructifier les intérêts de leurs actionnaires et de considérer avant toute chose leurs dividendes. Économistes, gourous du management, CEO de grands groupes à longue histoire : ceux qui composent l’institution de la Business Roundtable [lobby conservateur des dirigeants des grandes entreprises américaines, ndt] les confirmaient dans cette philosophie. Dans un marché libre, rechercher la valeur actionnariale était en plus une garantie de produire les meilleurs produits et services pour les consommateurs, de créer des emplois et le plus de richesses possible. Richesses qui, ensuite, pouvaient être consacrées à toute sorte d’œuvres de bienfaisance. C’était une vision du monde à la fois stimulante par sa simple rigueur, et réconfortante, puisqu’aucun fardeau social ne pesait sur le dos des entreprises.
“Jusqu’à la crise financière, et pendant environ une génération, la plupart se satisfaisaient pourtant de faire le bien simplement en “faisant bien””
Ce modèle est de plus en plus contesté ces dix dernières années. Les critères de gouvernance sociale et environnementale sont davantage pris en compte dans lorsqu’il s’agit d’affecter des financements. Selon la Global Sustainable Investment Alliance, les actifs gérés selon ces principes sont passés de 22 900 milliards de dollars en 2016 à 30 700 en 2018 en Europe, Amérique, Canada, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande. Selon Colin Mayer, de l’université d’Oxford, dont un ouvrage récent, ‘Prosperity’, descend en flamme la primauté de l’actionnaire, la popularité de l’économie sociale et environnementale a encore progressé depuis. Les plus grands gestionnaires d’actifs, comme BlackRock, géant de l’investissement indiciel, sont très favorables à cette évolution. Son patron, Larry Fink, a à plusieurs reprises répété que les entreprises devaient se fixer une mission, en plus de la réalisation de simples bénéfices.
Cette insatisfaction ne touche pas uniquement les investisseurs. De brillants jeunes diplômés, ceux-là même que les recruteurs réclament, exigent de travailler dans une organisation en accord avec leurs valeurs, bien plus que la génération de leurs parents. Et l’opinion publique en général constate que les gouvernements ne résolvent pas les problèmes planétaires – en particulier le réchauffement climatique et les inégalités économiques. Elle voit aussi des entreprises, qu’elle considère comme responsables de ces problèmes, distribuer des dividendes de plus en plus confortables aux actionnaires, au lieu de les investir pour le bien commun.
“Cette insatisfaction ne touche pas uniquement les investisseurs. De brillants jeunes diplômés, ceux-là même que les recruteurs réclament, exigent de travailler dans une organisation en accord avec leurs valeurs, bien plus que la génération de leurs parents”
Les retardataires devraient se mettre au travail. S’ils refusent de le faire spontanément, alors, peut-être devraient-ils y être contraints. La sénatrice Elizabeth Warren, l’une des candidates à l’investiture démocrate pour la Maison-Blanche, a déclaré qu’être une grande entreprise est un privilège, pas un droit. Elle voudrait que les multinationales américaines obtiennent une licence fédérale qui les contraindrait juridiquement à prendre en compte tous les acteurs de la chaîne économique, et en particulier les écosystèmes locaux. Ceux qui négligeraient cet aspect courraient alors le risque de perdre leur licence. Mme Warren dit qu’elle défend le capitalisme de cette façon. D’autres l’accusent de friser avec le socialisme. Peut-être n’est-ce pas très grave : les jeunes Américains ne trouvent pas que socialisme soit un mot honteux.
“Le bien commun, Mme Warren dit qu’elle défend le capitalisme de cette façon. D’autres l’accusent de friser avec le socialisme. Peut-être n’est-ce pas très grave : les jeunes Américains ne trouvent pas que socialisme soit un mot honteux”
Face à cette marée montante, la Business Roundtable a été frappée d’une révélation, ou bien elle a cédé aux pressions. Tout dépend de à qui vous posez la question. Le 19 août, cet Olympe des CEO a annoncé qu’il changeait de credo. L’aréopage estime maintenant que les entreprises devraient être au service des différents acteurs de la chaîne économique tout autant qu’à celui des actionnaires. Qu’elles doivent offrir des produits et des services de bonne qualité à leurs clients. Former leurs employés. Inclure les femmes et les minorités ethniques. Traiter de façon juste et éthique tous leurs fournisseurs. Soutenir les communautés dans lesquelles elles travaillent et protéger l’environnement.
La riposte a été instantanée. Le Comité des investisseurs institutionnels, un organisme à but non lucratif de gestionnaires de fonds, l’a immédiatement dénoncé. D’autres se sont moqués, y voyant une tentative d’“apaisement” d’élus tels que Mme Warren, ou encore un pas décisif vers la mort du capitalisme. Les réactions peuvent sembler extrêmes. À première vue, les recommandations de la Rountable sont à peu près anodines. Mais si la raison d’être d’une entreprise échappe à l’ancrage de la valeur actionnariale, qui sait où cela peut mener ?
Au fait, à qui appartient vraiment l’entreprise ?
La définition la plus citée à propos de la primauté de l’actionnaire est celle de l’économiste Milton Friedman. En 1962, il écrivait : “il n’y a qu’une seule et unique responsabilité sociale des entreprises : utiliser leurs ressources pour s’engager dans des activités visant à accroître leurs profits, tant qu’elles respectent les règles du jeu, c’est-à-dire qu’elles pratiquent une concurrence ouverte et libre sans tromperie ni fraude.”
À une époque où les gouvernements demandaient du patriotisme aux entreprises, où les collectivités avaient besoin de certaines pour survivre, cette brutalité a choqué. Pourtant, même si par la suite il a été taxé d’extrémisme, la définition de Milton Friedman offrait une large marge d’interprétation. Il ne demandait pas seulement aux entreprises de rester dans les clous de la loi, mais de se conformer plus généralement aux normes éthiques de la société. Pour lui, l’intérêt de l’actionnaire n’était pas synonyme de rentabilité à court terme.
Ce n’est pas ainsi qu’il a été compris. Durant les années 1980 et 1990, les business schools, les consultants en management, que ce soit en Amérique, en Grande-Bretagne, en Europe continentale, ont imposé une interprétation sans nuances de la valeur actionnariale. Le grand problème de la gouvernance d’entreprise était le “agency problem”: comment aligner les intérêts des managers et l’aléa moral avec les intérêts des actionnaires à la recherche de profit ? “Tout CEO qui s’opposait à cette orthodoxie était considéré comme mou, on lui demandait de réécrire son pitch”, se souvient Rick Haythornthwaite, président de Mastercard.
“Durant les années 1980 et 1990, le grand problème de la gouvernance d’entreprise était le “agency problem”: comment aligner les intérêts des managers et l’aléa moral avec les intérêts des actionnaires à la recherche de profit ?”
Ces hérétiques peuvent désormais relever la tête. Pas simplement en raison du climat politique ou de l’humeur de l’opinion publique. Des économistes argumentent que la position de Friedman appartient au passé, à une époque plus simple. Oliver Hart de Harvard et Luigi Zingales de l’Université de Chicago estiment qu’il pensait surtout à une forme du problème du principal-agent. Il ne fallait pas que les managers soient généreux et charitables avec l’argent des actionnaires, même si c’était sans conteste dans l’intérêt de l’entreprise. Les actionnaires pouvaient après tout être généreux et faire le bien avec leurs propres dividendes.
C’était peut-être vrai à l’époque, pensent M. Hart et M. Zingales. De nos jours, les charges que les affaires imposent à la société sont parfois impossibles à corriger par les simples individus que sont les actionnaires. Surtout si le système politique et juridique est source d’obstacles aux changements. Un actionnaire isolé ne peut pas faire grand-chose pour faire interdire les armes à feu en Amérique, par exemple. Mais à eux tous, ils peuvent utiliser leurs droits d’actionnaires pour peser sur la commercialisation des armes. C’est par ce levier que les entreprises peuvent avoir des objectifs autres que le profit. Mais ce sont les actionnaires, les propriétaires, qui doivent les choisir, et non les dirigeants.
Pour d’autres, la valeur actionnariale, bien qu’incontournable, doit être modifiée. L’économiste Raghuram Rajan, de l’Université de Chicago, ancien gouverneur de la Banque centrale d’Inde, conseille de comptabiliser les investissements non financiers que le personnel et les fournisseurs engagent dans une entreprise avec un nouveau barème de “firm value” (valeur de l’entreprise). Il comptabiliserait explicitement un ensemble précis d’actions spécifiques.
Certains groupes acceptent l’idée que leurs pouvoirs plus grands leur imposent plus de responsabilités. Satya Nadella, CEO de Microsoft, affirme qu’une conscience de la finalité de leur activité – et une mission “alignée sur les besoins du monde” – est un levier puissant pour créer la confiance. Et parce que la confiance est importante, cela donne un sens au business model de Microsoft. “La technologie devient si envahissante dans nos vies et nos sociétés que nous, plateformes technologiques, avons davantage de responsabilités, que ce soit en matière d’éthique de l’intelligence artificielle, de cybersécurité, ou de protection de la vie privée. C’est une obligation morale.”
“Satya Nadella, CEO de Microsoft, affirme qu’une conscience de la finalité de leur activité – et une mission “alignée sur les besoins du monde” – est un levier puissant pour créer la confiance. Et parce que la confiance est importante, cela donne un sens au business model de Microsoft”
Dans d’autres secteurs, d’autres entreprises réfléchissent dans le même sens. Pour M. Haythornthwaite de MasterCard, dans chaque secteur, la transition numérique va probablement faire émerger une société qui se détachera du lot. Cette concentration excessive de pouvoirs va obliger la plateforme leader à développer un lien étroit avec la société pour maintenir la confiance.
Le changement climatique est peut-être l’exemple le plus parlant de la volonté des entreprises de faire plus qu’elles n’y sont obligées pour une cause. Vingt-cinq grands groupes américains, dont quatre géants de la tech, ont fait campagne contre le retrait des États-Unis des Accords de Paris sur le climat, en 2017. À l’échelle internationale, 232 sociétés, qui valent collectivement plus de 6 000 milliards de dollars, se sont engagées à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre dans l’espoir de maintenir le réchauffement climatique à moins de 2ºC.
1 400 sociétés dans le monde utilisent déjà en interne des “prix carbone” ou le feront bientôt. Des grandes sociétés visent maintenant une empreinte carbone neutre pour leurs activités. Certains ont fait de gros investissements dans ce sens. Apple a une capacité de production d’énergies renouvelables équivalente à sa consommation totale d’énergie.
“Le changement climatique est peut-être l’exemple le plus parlant de la volonté des entreprises de faire plus qu’elles n’y sont obligées pour une cause”
Admirable, mais ce n’est pas vraiment une réponse adaptée à la crise climatique. Les entreprises qui deviennent neutres sont principalement celles qui ont un contact direct avec les consommateurs, et non les très gros producteurs de CO2. L’argent se fait peut-être rare pour le charbon, du moins dans les pays riches, mais les grands investisseurs institutionnels possèdent des avoirs importants dans les groupes pétroliers. Ils appliquent un prix théorique du carbone dans leurs analyses des investissements, mais continuent à pomper des énergies fossiles. Les engagements à la neutralité carbone peuvent aggraver un malentendu : que la meilleure façon de lutter contre le changement climatique est une affaire de choix, de chaque entreprise et de chaque consommateur, et non une transition globale qui affectera toute l’économie.
“Les engagements à la neutralité carbone peuvent aggraver un malentendu : que la meilleure façon de lutter contre le changement climatique est une affaire de choix, de chaque entreprise et de chaque consommateur, et non une transition globale qui affectera toute l’économie”
Les entreprises soutiennent aussi des causes sociales libérales. En 2015, Marc Benioff, CEO des logiciels Salesforce, a persuadé d’autres patrons, dont Tim Cook d’Apple, de s’opposer à un projet de loi dans l’État de l’Indiana qui aurait permis la discrimination des homosexuels. Après l’élection du président Donald Trump, en novembre 2016, des patrons sont montés sur les barricades quand il a interdit les voyages vers l’Amérique depuis les pays à majorité musulmane. En 2018, Nike a fait une publicité avec Colin Kaepernick, le joueur de football américain licencié qui s’était agenouillé durant l’hymne national pour protester contre le racisme de la police américaine. PayPal a bloqué les comptes en ligne pour les dons de certains mouvements extrémistes, dont les suprémacistes blancs. Pour le CEO de Paypal, Dan Schulman, il s’agit de faire savoir que PayPal a un objectif plus large. On peut considérer qu’il s’agit de “virtue signalling”, le fait de montrer ostensiblement une grande valeur morale. Mais cette expression à la mode en Amérique ne reflète pas vraiment ce qui se passe. Dans la recherche économique et la biologie de l’évolution, là où le “signalling” est né, un signal audible doit être coûteux. Sinon, il peut facilement être contrefait. Ces engagements d’entreprises ne semblent pas très coûteux. Ils pourraient même rapporter de l’argent. Prendre position pour Colin Kaepernick fait du bien à Nike, dont la cible est l’individu motivé par un but, et qui a beaucoup de clients afro-américains. Quand la controverse a éclaté autour de sa publicité, l’action Nike a brièvement baissé, mais ses ventes ont immédiatement augmenté, et l’action s’est vite rétablie.
Ces stratégies ne sont pas sans risques. Nike n’avait rien à craindre des États républicains et de leurs appels au boycott. Pour d’autres, c’est problématique. Le retour de bâton peut venir aussi des contestataires. Puisque des marques sponsorisent maintenant les Marches de la fierté de Londres et New York, des activistes LGBTQ ont organisé des marches alternatives, dont tous les sponsors sont exclus.
À chacun selon ses capacités
Ensuite, le risque est de tomber dans son propre piège. Salesforce a trébuché l’an dernier quand il a été révélé que ses logiciels étaient utilisés par la police des frontières américaine pour réprimer l’immigration illégale. Ben & Jerry saupoudre ses glaces d’une atmosphère anti-capitaliste et éthique, mais il s’est fait taper sur les doigts par l’Autorité de la publicité en Grande-Bretagne pour avoir tapissé les murs des écoles londoniennes de publicités pour des calories grasses et glacées.
Les opinions politiques du consommateur ne sont pas les seules que les marques doivent prendre en considération. Dans la tech en particulier, les idées politiques du personnel comptent. Ce sont des employés de Salesforce qui ont dénoncé les liens de leur employeur avec la police de l’immigration. Ce sont encore les employés de Google qui, l’an dernier, ont obligé la direction à cesser de fournir de l’intelligence artificielle au Pentagone pour les frappes des drones militaires. Ils l’ont aussi empêché de répondre à l’appel d’offres JEDI, un cloud spécifique pour l’armée américaine. Google dépend, peut-être plus que ses homologues, d’un nombre réduit de chercheurs et de développeurs de haut vol. Leurs opinions ont de l’importance.
“Les opinions politiques du consommateur ne sont pas les seules que les marques doivent prendre en considération. Dans la tech en particulier, les idées politiques du personnel comptent”
Les employés de Microsoft ont aussi protesté, mais pour l’instant, Microsoft est toujours en course pour l’appel d’offres de JEDI. Amazon, de son côté, subit la pression de son personnel sur ses contrats avec des groupes pétroliers.
Si les prises de position politique des entreprises peuvent s’expliquer par la protection de leur image auprès de leurs employés et clients, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de sincérité, simplement qu’elles peuvent être très orientées. Pour la droite, c’est fâcheux. Les entreprises prennent rarement position pour les droits de l’embryon ou pour la sécurité des frontières. Mais c’est la faute du marché. Les entreprises ont une préférence pour les employés et les consommateurs jeunes, diplômés, aisés. Autrement dit, les plus susceptibles d’adopter les idées politiques libérales.
Le monde ne s’est pas encore trouvé dans une situation où les questions de gouvernance entreraient en collision frontale et systématique avec la recherche de bénéfices. Le but moral est dans l’air du temps, selon Stephen Bainbridge, professeur de droit à l’Université de Californie à Los Angeles, “mais est-ce que les sociétés vont vraiment diminuer de 10 % les dividendes des actionnaires, pour le bien des autres parties prenantes ?”
“Le monde ne s’est pas encore trouvé dans une situation où les questions de gouvernance entreraient en collision frontale et systématique avec la recherche de bénéfices”
La question se pose quand il s’agit d’augmenter les dépenses pour la partie la plus modeste de la main-d’œuvre. Les licenciements sans fin ne sont plus la panacée. “Licencier les gens encore et encore ne produit plus d’effets intéressants” dit Jeff Ubben du hedge fund ValueAct Capital. “Ce n’est pas la bonne stratégie pour le futur.” Certains ont augmenté le salaire minimum et dépensent plus en formation pour faire face à l’automatisation à venir. Mais les bénéfices sont très sensibles au prix de la main-d’œuvre. Darren Walker, président de la Fondation Ford, l’une des plus grandes fondations philanthropiques américaines, dit que les CEO parlent beaucoup en ce moment de comment mieux rémunérer la main-d’œuvre et augmenter ses avantages, mais ils ne peuvent pas le faire seuls. “Ils ont besoin d’être couverts”, dit-il. Une plus large adhésion à l’idée de responsabilité de l’entreprise pourrait les cautionner.
Pour beaucoup d’investisseurs et de patrons qui ont de l’influence, cela signifie un retour au “capitalisme managérial” d’antan, quand des CEO dont les intérêts n’étaient apparemment pas suffisamment alignés sur ceux des actionnaires, se souciaient plus des autres parties prenantes et des collectivités locales. Tous ne sont pas enthousiasmés par l’idée. Paul Singer, fondateur de Elliott Management, le plus grand hedge fund activiste au monde, dit que le débat actuel sur la raison d’être de l’entreprise “risque de masquer le fait que produire des rendements pour les plans de retraites, les comptes épargne-retraite, les universités, les hôpitaux, les fondations philanthropiques, etc., tout ça, c’est déjà un objectif de bien commun, et très noble”. Qui plus est, ajoute-t-il, le “bien social” fait partie de ceux qu’aucune autre entité, à part l’entreprise, ne peut procurer.
Il y a aussi le problème du suivi et du contrôle. “Une fois que l’entreprise décide que faire du profit n’est plus la priorité, à qui va-t-elle rendre des comptes ?” demande M. Singer. La réponse, pense-t-il, est “l’activiste politique qui criera le plus fort et qui est le plus passionné”. D’autres espèrent que les convictions personnelles des actionnaires entreront en jeu.
“Le débat actuel sur la raison d’être de l’entreprise “risque de masquer le fait que produire des rendements pour les plans de retraites, les comptes épargne-retraite, les universités, les hôpitaux, les fondations philanthropiques, etc., tout ça, c’est déjà un objectif de bien commun, et très noble”
Une solution pourrait être de créer un cadre qui permettrait aux entreprises et aux dirigeants d’exprimer clairement ce qu’ils veulent faire, à part des bénéfices. Environ 3 000 sociétés dans le monde ont été certifiées “B corporations” ces dix dernières années : ce qui signifie que leurs pratiques éthiques, sociales et environnementales ont été certifiées par des évaluateurs indépendants et qu’elles respectent les normes édictées par B Lab, une association sans but lucratif de Pennsylvanie. Mais les grandes entreprises ne se bousculent pas pour être certifiées. Celles qui l’ont fait sont principalement des marques de grande consommation.
Une autre méthode d’évaluation serait de demander aux entreprises quelle mission elles s’assignent, puis de les évaluer sur ces données. C’est la méthode que M. Mayer d’Oxford préconise en Grande-Bretagne : une obligation légale pour les entreprises d’exprimer un “but” dans leurs statuts, et de fournir des outils de mesure pour prouver que la mission a été remplie. Formuler un but de façon à en rendre possible l’évaluation va être difficile.
“Une autre méthode d’évaluation serait de demander aux entreprises quelle mission elles s’assignent, puis de les évaluer sur ces données”
Puisque les critiques pleuvent sur le capitalisme, il est difficile pour les cercles d’affaires et les investisseurs de s’opposer à ce que les entreprises fassent volontairement leur part pour changer le système. Mais quand des rendements fiables et réguliers sont en danger, les choses peuvent changer. L’an dernier, Jason Perez, sergent de police à Corona, en Californie, en a eu assez. La Californie n’a plus d’argent pour augmenter les salaires de la police et des fonctionnaires parce que Calpers, l’un des plus grands fonds de pension au monde, est sous-financé. Calpers a été un des premiers porte-drapeaux de l’investissement éthique. Dès 2001, il s’est débarrassé de ses actions dans la filière tabac – elles ont par la suite surperformé.
En 2017, Calpers était sous-financé, à hauteur de 139 milliards de dollars. Sa stratégie d’éthique avait coûté seulement 2 milliards. M. Perez était d’avis – ce que l’on peut comprendre – que 2 milliards, c’est une somme. “Dans ma famille, onze personnes travaillent dans la police et je devais m’assurer que leurs retraites étaient protégées” dit-il. Pour ce faire, il a fait campagne pour un siège au conseil d’administration de Calpers, pour que le fonds puisse investir dans des sociétés en règle avec la loi, mais orientées profit, et uniquement sur la base des rendements espérés.
“Quelles que soient la définition de leur but social et les évolutions dans les années à venir, en Amérique, les entreprises devront, quoiqu’il en soit, toujours “performer””
Opposé à la présidente du fonds, Priya Mathur, une gourou de l’investissement éthique en Amérique, il a gagné. Quelles que soient la définition de leur but social et les évolutions dans les années à venir, en Amérique, les entreprises devront, quoiqu’il en soit, toujours “performer” pour des gens comme M. Perez.
The Economist
© 2019 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com.
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